La marche du pachyderme
Lenteur et sûreté. Voir où poser les pieds et n’avancer que lorsque les quatre sont stabilisés. C’est ce que j’ai observé depuis le dos d’un éléphant où j’ai passé quatre heures à traverser des forêts et des clairières pour arriver au bord d’une cascade et d’un cours d’eau.
Avant de prendre le chemin qui montait au-dessus du village, il avait fallu que quelqu’un s’occupe de l’éléphant, le nettoie un peu après le travail aux champs et l’équipe d’une nacelle. Assise près de la maison des Pnongs j’observais les préparatifs, quand celui qui était monté sur le Jumbo de service me fit signe de grimper sur la plateforme qui permet d’atteindre la nacelle sur le dos de la bête. Ce fut une histoire sans parole.
De secousses en roulis, je vis rapidement qu’il me serait impossible de prendre la moindre photo et en dépit du mouvement chaloupé de mon siège, je réussis à enfermer, non sans mal, mon appareil dans mon sac. L’homme était assis à cru sur le cou de l’éléphant, les jambes repliées derrière les grandes oreilles de la bête qui s’agitaient comme des chasse-mouches avec une régularité de métronome. Je compris que c’était à la pression des genoux de l’homme et de ses pieds nus derrière ses oreilles que l’éléphant obéissait aux ordres d’avancer quand il s’arrêtait trop longtemps pour se gaver de bambous et de roseaux. Le bonhomme ne disait toujours rien et je me hasardais à lui demander s’il parlait anglais. Sans se retourner, il m’a demandé si je parlais Khmer. « Et vous ? » lui dis-je en riant. « Moi, je suis Pnong ! ». On s’en est tenu là pour le reste de la journée.
La marche était lente à travers des brûlis, des plantations d’hévéas et sur des chemins contournant les jardins. Au bord d’une cascade, une plateforme en bambou installée dans des arbres me fit comprendre que nous avions atteint le bout de la route et que je devais descendre. L’homme soulagea le dos de la bête de la nacelle et, remis à califourchon derrière les grandes oreilles, ils disparurent tous les deux dans la forêt.
Je ne m’inquiétais pas outre mesure, mais je commençais à trouver le temps long, seule au bord de l’eau, loin de tout, sans explications. D’ailleurs, s’il m’en avait donné, est-ce que je les aurais comprises ?
Il revint seul. À pied. Je compris que l’éléphant devait manger et se reposer. Chacun de son côté, lui, remonté sur la plateforme dans l’arbre et moi sur un rocher au bord de l’eau, on a mangé le riz d’où émergeait de rares morceaux de viande. Après ce repas frugal, l’homme me proposa de marcher un peu. Je le suivis, sans poser de questions inutiles. On a longé la rivière jusqu’à un campement rustique où se trouvaient deux hommes et un enfant. Apparemment des connaissances. Des chasseurs ? Des pêcheurs ? Des paysans ? Pour l’instant, l’un d’eux, installé dans un hamac, écoutait une radio crachotante suspendue à une branche, l’autre taillait des flèches en bambou qu’il adaptait à une arbalète de fortune qui ressemblait vaguement au fusil sous-marin qu’on utilisait quand on était gosse ; l’enfant préparait une canne à pêche au milieu des filets qui séchaient. Le cornac profita d’un hamac inoccupé et entama une conversation avec les deux autres. Je pris le temps de faire quelques photos.
Revenus à la cascade l’homme me laissa pour aller chercher l’éléphant. Je vis revenir la bête couverte de boue et l’homme juché à sa place sur son cou. Malgré la pluie qui accompagnait cette apparition aussi inattendue que surprenante, ils se dirigèrent vers la rivière et ils pénétrèrent lentement dans l’eau. La boue sur le corps de l’animal avait certainement motivé cette baignade ; docilement, l’éléphant se laissait aller sur un flanc puis sur l’autre pendant que l’homme, toujours assis à la même place, frottait sa peau poilue de ses mains nues. À travers le rideau de pluie entre moi et cette scène onirique, je devinais la jouissance de la bête dont la trompe émergeait par moment à la surface de l’eau et le bonheur de l’homme qui se laissait accompagner par le mouvement de l’éléphant, jusqu’à disparaître lui aussi sous l’eau.
Le retour sous une pluie battante sembla une sacrée épreuve pour l’éléphant. Comment allait-il vaincre une pente glissante qui n’était qu’un torrent de boue et qu’un amoncellement de racines et de pierres ?
L’inconfort de la nacelle n’avait plus de nom : une sorte de couverture pliée en cinq ou six épaisseurs, posée sur le siège en bois pour amortir les chocs était devenue une retenue d’eau dans laquelle j’avais posé mes fesses. Un vrai bain de siège ! De l’eau, il y en avait partout. J’avais l’impression que la forêt entière s’essorait sur notre passage. La progression était lente. De la station immobile de l’animal que l’homme se gardait bien de contrarier, un immense soulèvement puissant laissait deviner que l’éléphant avait vu où poser ses énormes pieds entre l’eau boueuse, les pierres dévalant la colline et des racines qui servaient de marches par endroits.
L’étanchéité de mon sac avait atteint ses limites! Une bestiole, que j’avais écartée de ma jambe d’une chiquenaude, laissa une trace d’où s’écoulait un fin filet de sang qui disparaissait dans ma chaussette et l’eau sortait par les œillets des lacets de mes baskets. La pluie continuait de tomber à seaux !
Le village était enfin en vue; le partage des épreuves avait révélé la complicité entre l’homme et l’éléphant ; quant à moi, je n’avais certainement rien à voir avec la Reine de Saba entrant à Jérusalem à dos d’éléphant…
Mondolkiri, Cambodge,
2 avril 2008