Bride price: le prix de la fille à marier
Je traverse Chinatown et les quartiers pauvres d’Honiara, que je n’avais vus que de loin quand j’étais montée au Mémorial Américain avec Véronica, avant d’arriver, par un chemin boueux et défoncé, jusqu’à la maison de Gabriel et Enia. Gabriel m’attendait et je pris cette invitation comme une faveur, un honneur que je reçus au fond de moi comme un cadeau de mon séjour aux Îles Salomon.
Matthew m’avait recommandé d’assister à ce rituel qui devient de plus en plus rare et qui ne se pratique que par certains habitants de l’Île Malaita, même s’ils vivent ailleurs aux Îles Salomon. Gabriel est une relation de Matthew et, bien qu’il vive avec Enia depuis quelques années et qu’ils aient quatre enfants, ils ne sont pas mariés. Je n’ai donc pas refusé d’assister au rituel qui va officialiser leur union et qui consiste, pour l’homme, à « acheter » la femme qu’il va épouser et pour la femme, à faire des cadeaux à la famille de son futur mari. De nombreuses religions, anglicane, adventiste, catholique et d’autres qui fleurissent ici ont bien interdit, découragé ou limité ces pratiques, mais certains habitants passent outre. C’est le cas des familles de Gabriel et d’Enia.
A cause des trombes d’eau tombées dans la nuit, la cérémonie qui doit avoir lieu en extérieur a été retardée de quelques heures afin que l’endroit soit moins détrempé. « Et puis, me dit Gabriel, ça me donnera le temps d’aller chercher tranquillement ma famille et les coquillages ».
Car en fait, la monnaie d’échange pour avoir son épouse est faite de coquillages : la shell money. Lors de mon séjour sur l’Île Malaita, j’avais vu des villageoises confectionner des colliers et des parures en travaillant délicatement des coquillages et en les tissant soigneusement; des pièces dont la valeur varie avec la densité et la couleur : elles constituent la monnaie d’échange.
Gabriel me présente Enia et leur fille ainée de neuf ans et s’excuse de nous laisser. Ce retard dans la cérémonie me donne l’occasion de rencontrer longuement Enia ; une jeune femme à la bouche rougie par la noix de bétel comme son mari, accueillante et qui ne se fait pas prier pour me parler du rituel auquel elle va se prêter sans conviction, car elle n’en partage ni le fond ni la forme. « On n’achète plus une femme de nos jours. Nulle part. C’est un procédé qu’il faut laisser au passé me dit-elle ; les familles dépensent une fortune alors qu’elles, comme nous, nous avons besoin d’argent pour mieux vivre !... » et en réponse à ma surprise d’entendre de tels propos, elle me dit qu’elle a passé quatre années au Vanuatu pour ses études, qu’elle a côtoyé d’autres modes de vie et mesuré que la place d’une femme n’était pas réduite à ce que sa culture et ses origines en faisaient.
En m’entraînant visiter l’endroit, elle me raconte comment sa famille va faire des cadeaux à la famille de Gabriel : des patates douces, des cassavas, du riz, des bananes et des cochons. Des femmes tressent des paniers en feuilles de palmier pour mettre les tubercules, on décore un bananier, arbre de la fertilité, au pied duquel on entassera les victuailles et les cochons entravés. Des tissus seront accrochés aux branches et flotteront comme des étendards. Dans un coin du jardin, un mumu a été creusé à même le sol: un trou dans lequel on met des morceaux de viande et des légumes enrobés dans des feuilles de bananier et que l’on recouvre de pierres chaudes. Une cuisson à l’étouffée pour nourrir les invités qui, au plus fort de la cérémonie, approcheront les deux cents.
Dans la grande maison à l’étage, Enia me présente à un groupe de femmes : sa mère, ses cousines, ses tantes et ses sœurs qui vont l’aider à se parer pour le rituel. Sur une table s’étale l’ensemble de la parure toute faite de coquillages : une jupe, une brassière, un collier qui tombera sur ses hanches, des bracelets pour les bras et les jambes, des parures de tête pour les enfants et des coiffures également en coquillages. Enia déploie devant moi tous ces éléments et dans un grand soupir, m’en explique la confection, le temps et l’argent que sa mère y a consacrés. La coiffure et l’habillement nécessiteront près de deux heures. Enia gardera cette parure toute sa vie, comme des femmes gardent leur robe ou leur bouquet de mariée.
Dans le jardin, à l’abri du soleil sous un auvent bricolé, une grande bâche a été étalée au sol. Les gens ont pris place autour, assis sur des bancs de fortune et, des lourds sacs amenés par la famille de Gabriel, on commence à soulever un à un de longs colliers de coquillages que l’on enroule et que l’on aligne par dizaines sur la bâche. Deux sortes de colliers : des colliers de couleurs, finement travaillés et des colliers blancs, aux coquillages bruts. Une quarantaine de chaque: les premiers, typiques de l’Île Malaita, les seconds venant du Lenga Lenga Lagon, au sud de l’île. D’autres sont suspendus à une potence ; différents, moins fournis mais pas moins élégants, ils sont spécifiques de l’Île Guadalcanal d’où est originaire le père de Gabriel.
Les sacs vidés, les parures étalées au sol, les palabres peuvent commencer. Entre hommes. Des mains désignent les colliers, les bras s’agitent, des doigts pointent l’un l’autre, les discussions semblent sérieuses, les visages sont graves et les spectateurs silencieux sont attentifs. Matthew, qui n’a pas assisté à cette cérémonie, m’expliquera plus tard qu’à cette étape du rituel il n’est pas question de la fille à vendre ou à acheter, mais de rappeler que le prix à négocier est fonction des services que soi-même ou un membre de sa famille a pu rendre par le passé proche ou lointain, et même très lointain ; pour le cas présent, le couple et les enfants ayant vécu avec les parents d’Enia, il faut payer ces années d’hébergement. A la vue des photos que je lui montre, Matthew est surpris de la profusion de colliers qu’il évalue à une somme d’argent considérable. Les accords trouvés et les palabres terminés, dans des bassines en fer blanc les colliers sont emportés par la famille d’Enia qui les distribuera aux siens. La famille de Gabriel se répartira tout se qui se trouve au pied du bananier.
« Si, au fil du temps, d’autres pratiques ne s’étaient pas imposées dans ce rituel, la cérémonie aurait pu se terminer ainsi et garder son caractère ancestral » me dit Matthew quand je lui parle de l’autre partie de la cérémonie qui me surprend, à laquelle je ne m’attendais pas et que je relie à la réflexion d’ Enia concernant les fortunes dépensées…
Parallèlement aux alignements de la monnaie de coquillages, des liasses de billets ont été déposées sur la bâche. Au rythme cadencé par un bâton qui frappe chaque tas, les liasses seront comptées à haute voix puis distribuées suivant une liste de noms consignés par écrit. « La famille rembourse, avec les intérêts, les personnes qui ont prêté de l’argent pour acheter les coquillages » m’explique Matthew.
Malgré son montant élevé, la somme d’argent annoncée n’a suscité que peu de réactions autour de la bâche ; en revanche, bien des regards suivaient la circulation de billets qui passaient de main en main jusqu’aux destinataires dont certains choisissaient la monnaie de coquillages en échange de la monnaie de papier.
Honiara, Îles Salomon,
27 avril 2013