Au pays des dunes
J’avais oublié que dans ces endroits où l’on vit hors du système métrique et de l’heure GMT, on ne demande pas combien de temps on mettra pour arriver à destination ou combien de kilomètres il reste à faire. Les réponses, quand il y en a, sont du même style que celles des cow-boys dont l’unité de temps est le nombre de cigarettes à fumer. Ce fut donc une énigme de Jericoacoara à Camocim et une fourchette de dix minutes à une heure pour aller de Caburé à Atins.
« Le petit bateau ne viendra pas » me dit le jeune qui nous avait amenés à Caburé. J’avais tué le temps d’attente –en principe, une heure– en pénibles progressions dans les dunes pour atteindre la plage déserte et je m’étais assoupie dans un hamac sous les paillottes, au-dessus du sable brûlant chauffé par un soleil au zénith. J’étais la seule à poursuivre jusqu’à Atins et on allait devoir prendre le gros bateau de Caburé. Impossible de savoir quand j’y arriverai. D’autant qu’à cause de la marée trop basse l’hélice broie le sable et la passe est rendue problématique : me voilà enfin renseignée sur une des raisons pour lesquelles on ne peut pas connaître à l’avance la durée d’un trajet… Mieux vaut composer avec humilité avec les éléments que d’aller contre. Je propose au garçon de pousser le bateau avec lui.
Il fallut traverser des dunes et emprunter des chemins tout aussi difficiles pour atteindre le village d’Atins. Il était deux heures de l’après-midi. Le garçon portait mon sac et j’avais du mal à suivre son pas d’enfant du pays et la légèreté de sa jeunesse. Heureusement qu’il refusa de me donner mon sac quand, par politesse, je lui proposai de le porter moi-même. Je n’avais aucune idée de la distance qui nous séparait du village et mes pieds avaient de plus en plus de mal à se soulever du sable où j’avais l’impression de m’enfoncer irrémédiablement. Dans ce qui ressemblait à une route ou une rue bordée de petites maisons aux peintures passées et écaillées, d’autres en briques nues, Maciao surgit de son hamac et nous mena chez Rita, de l’autre côté de la « rue ».
Maciao, un garçon aux cheveux crépus retenus en queue de cheval à l’arrière du crâne, le visage criblé par un passage de varicelle, l’œil pétillant, maigre comme un tchot, torse nu, pieds nus, ne parlant que le portugais, mais fier de dire quatre mots d’anglais incompréhensibles. Quand je lui dis mon désir de faire des photos de pêcheurs, il me fit comprendre que lui seul pouvait me les faire rencontrer, aux bons moments, aux bons endroits à cause des marées dont lui seul connaissait les rythmes, sans la nécessité d’un calendrier et sans registre des marées. Toujours ce fichu temps qui n’a rien à voir avec ma montre!...
« Vous étiez à la Pousada Vitoria à São Luis. Vous êtes arrivée quand je partais ». Le garçon qui m’interpelait depuis l’autre côté de la « rue » parlait français ! L’espace d’un éclair, je me suis vue arrivée dans un village de western, apparemment désert et évidemment écrasé de chaleur dans la réverbération du sable, et soudain réalisant que je n’étais pas passée inaperçue. Il était assis à l’ombre de la toiture du troquet d’en face, en compagnie d’une brésilienne du sud et Maciao qui avait dû raconter mon arrivée. Inconsciemment, je me sentis soudain moins paumée dans cet endroit du bout du monde d’où je me demandais déjà comment j’allais en revenir et surtout si je pouvais faire confiance au plan que Maciao et le jeune du bateau m’avaient expliqué (en brésilien) pour mon retour à Barreirinhas.
C’était bien quand même un bout du monde, Atins. Tout au moins réellement ce que m’en avait dit le bonhomme de São Luis qui m’avait conseillé de venir jusqu’ici, pour voir ce qu’était –encore– un village de pêcheurs avant que ça ne tourne au tourisme de masse.
Comme partout en Amazonie, bien que Atins n’en soit qu’aux portes, l’électricité n’est pas une denrée permanente et d’éclairage public que nenni, sauf quand c’est la pleine lune comme ce soir-là. À la lueur de la bougie plantée dans du sable au fond d’une demie bouteille en plastique posée sur la table du restaurant où Maciao, le français et moi sommes les seuls clients, Maciao nous raconte les dunes, son enfance dans une oasis et sa découverte de la ville à sept ans. Son arrière-grand-père s’y installa le premier et y fonda une famille. Maciao, il connaît les dunes comme sa poche ; il nous parle des couches d’argile sous les dunes qui retiennent l’eau qui va donner les lagons à la saison des pluies ; il nous raconte les rivières souterraines qui passent sous les dunes, où se réfugient des animaux à la saison sèche et d’où ils ressortent à la saison des pluies. Il n’y a que quatre guides, dit-il, capables de mener des treks dans les Lençois et Maciao est l’un d’entre eux. Ceci ne doit faire aucun doute compte tenu de son histoire et de son endurance quand on voit avec quelle aisance il arpente le sable, comme si ses pieds y surfaient sans laisser de traces, le corps droit et les muscles tendus. « Si tu veux marcher dans le sable, me dit-il, enlève tes sandales ».
« Vous prenez le chemin après le grillage et la plage, c’est tout droit.» Sauf qu’il ne m’avait pas dit qu’il y avait des dunes à traverser. Il n’était pas huit heures que je suivais donc les conseils du français de la veille. Vide de toute présence, la plage est immense et à marée basse. C’est l’océan ? C’est la rivière ? Les deux ? Je ne vois ni barques ni pêcheurs; seulement quelques filets, accrochés à des pieux en bois plantés dans l’eau, se gonflent par le courant. Ils sont encore immergés et je me dis que lorsque je reviendrai de la balade sur la plage, avec la marée encore plus basse, je verrai les pêcheurs ramasser les poissons.
J’étais partie de bonne heure pour éviter Maciao qui s’était proposé de m’accompagner si je lui donnais trente réais. La veille déjà, on lui en avait donné vingt cinq chacun pour aller voir le vol des ibis rouges et comme je m’étais sentie arnaquée, je préférais me passer de ses services et retrouver mon pas de solitaire. Sorti de nulle part, un chien blanc fait un morceau de plage avec moi ; malingre, et n’ayant rien à lui offrir d’autre que ma compagnie, il va chercher des algues dans l’eau et les trie pour y trouver à manger en régurgitant l’eau qu’il a avalée au passage ! A Chiloé, j’avais déjà côtoyé des chiens qui sentaient le poisson. Il faudra que je raconte ça à Bozo.
Toujours pas d’activités de pêche en vue ; l’eau qui se retire encore couche lentement des barques sur leur flanc. La trace de mes pas devient de plus en plus profonde ; j’hésite à aller plus loin. C’est peut-être pour ça que mon compagnon à quatre pattes a disparu ; parti comme il était venu !
Le ramassage des coquillages dans le sable quand la mer se retire, c’est le travail des enfants. C’est parce que Maciao m’en avait parlé que je m’approche des deux petits, que je n’avais pas vu arriver, qui creusent le sable avec leurs mains comme d’autres, à leur âge, feraient des châteaux de sable aux mêmes endroits. À ma vue, le tout petit se rapproche du grand. Je tourne mon objectif vers le large où des bancs de sable et des lignes d’eau zèbrent l’horizon. Je revois les deux enfants dans la barque toute proche, en train d’écoper vaillamment. Le petit s’active avec une bouteille, le grand semble lui donner des ordres qu’il accepte. Je les laisse à leur travail en pensant à l'expo que j'ai laissée en France Avec quoi jouent les enfants.
Atins, Brésil,
30 octobre 2012